L’activisme actionnarial, partie intégrante du capitalisme contemporain

Nov 15, 2023

Caroline Ruellan

Présidente de SONJ Conseil

Maître de conférences des Universités

Shareholder activism is a phenomenon that is about to be fully integrated into the new capitalism. It reflects a major shift in the relationship between shareholders and companies, a sign of a profound questioning of the mechanisms of authority whereby executive and directors are now held accountable. The minority shareholder – even individual – is no longer satisfied with a merely capitalistic treatment of his stake and must be considered as a full-fledged asset of the company.

From this perspective, governance is, more than ever, a means, the means of serving the social interest. Its quality is assessed in the light of how shareholders, particularly minority shareholders, are taken into account.

The time has come for companies, both listed and unlisted, to make their shareholders a competitive advantage by considering them as a core asset.

_____________________________________________________________________________

L’activisme actionnarial est un phénomène en passe de devenir partie intégrante du capitalisme contemporain. Il traduit un changement majeur dans la relation entre actionnaires et dirigeants, signe d’une remise en cause profonde des mécanismes d’autorité. L’actionnaire minoritaire – fut-il individuel – ne se contente plus d’un traitement purement capitalistique de sa participation.

Dans cette perspective, la gouvernance est, plus que jamais, un moyen, le moyen de servir l’intérêt social.

La gouvernance, qui s’apprécie à l’aune de la prise en compte de l’actionnaire, notamment minoritaire, doit être considérée comme un actif à part entière de l’entreprise.

_____________________________________________________________________________

Le temps est venu pour les entreprises, cotées ou non, et leurs dirigeants, de faire de leurs actionnaires un avantage compétitif en les considérant comme un actif à part entière.

L’activisme actionnarial n’est pas un phénomène nouveau. Il est né en même temps que l’entreprise, des forces capitalistiques qui l’animent.

Tout au plus pouvons-nous constater le caractère récent du narratif d’« activisme » appliqué au monde de l’entreprise et de ses actionnaires qui, sans aucun doute, a contribué à jeter un éclairage le plus souvent critique et à tout le moins, sous haute surveillance, sur l’un des phénomènes ayant le plus modifié en profondeur les équilibres au sein des entreprises cotées ces cinq dernières années.

Pourtant, le phénomène activiste est loin d’être uniforme de sorte qu’il n’y aurait pas un activisme mais différentes formes d’activisme et parfois même, des modus operandi différenciés d’une incursion à l’autre. Sans compter l’émergence de nouvelles formes d’activisme, notamment environnemental.

Un effort de définition semble donc s’imposer afin de s’accorder sur un socle commun.

L’actionnaire activiste est un actionnaire minoritaire qui souhaite exercer une influence sur l’entreprise (sa stratégie, sa gouvernance, ses opérations de marché, etc.) en recourant aux droits que la loi lui reconnaît en contrepartie du risque social qu’il a accepté de courir, ainsi qu’à d’autres moyens, en particulier de communication, sans volonté de prise de majorité ou de contrôle.

Si les incursions activistes continuent de faire vaciller de nombreuses entreprises, et ainsi, être comprises comme une menace par les dirigeants, c’est qu’elles sont menées par des actionnaires – le plus souvent des fonds d’investissement – aux moyens financiers, juridiques, humains et de communication sans précédent.

En 2020, elles ont ainsi mobilisé 56 milliards de dollars en Europe et 83  milliards de dollars aux ÉtatsUnis. Pour l’année 2021, la banque Lazard les évalue à 34 milliards de dollars en Europe et 66 milliards aux États-Unis(1).

Or, ce mouvement, qui traduit un changement de paradigme majeur dans la relation entre actionnaires et dirigeants, est le signe d’une évolution plus large selon laquelle les mécanismes d’autorité purement formelle, en particulier toutes les instances de pouvoir tant publiques que privées, ne sont plus légitimes et respectés pour ce qu’ils sont ou ce qu’ils représentent, mais pour leur faculté à s’inscrire dans un nouveau paradigme de redevabilité et de transparence.

Longtemps, les actionnaires minoritaires ont abdiqué leurs droits, en raison notamment de la puissance du jeu majoritaire, la financiarisation de l’économie, la croissance de la gestion indicielle. Ils s’en remettaient aux dirigeants, qui se sont vu imposer en retour une obligation de loyauté à l’encontre de leurs associés(2).

Désormais, les actionnaires demandent des comptes auprès des dirigeants, allant jusqu’à demander leur démission ; les administrateurs sont sommés de justifier leurs décisions(3). Ce faisant, ils injectent une dose de contradictoire, et donc, de contre-pouvoir contribuant ainsi à discipliner la gouvernance des entreprises par la menace qu’ils représentent(4). Il en résulte un glissement subreptice d’une hyper verticalité vers une horizontalité, au demeurant plus ou moins réussie, laquelle se prolonge par la substitution des décisions imposées par des décisions négociées, en vertu d’un principe de redevabilité puissamment saisi par les activistes.

Ainsi, longtemps négligé tant que non agrégé, l’actionnaire minoritaire, fut-il individuel, ne se contente plus d’un traitement purement capitalistique de son influence. Et d’autant plus que le petit porteur change de visage. Un rapport publié en novembre 2021 par l’Autorité des marchés financiers(5) révèle que la population des investisseurs actifs s’est significativement rajeunie, quelle que soit la catégorie d’intermédiaires financiers utilisés (banques classiques, banques en ligne, néo-brokers).

Plus jeune, plus contestataire, plus connecté, en attente de sens, l’investisseur individuel entrevoit la puissance non aboutie des réseaux sociaux et des néo-brokers. Il entend ainsi exercer une influence sur l’entreprise, notamment sur les sujets désormais sous haute surveillance que sont l’environnement et les enjeux sociaux.

Dès lors, le traitement du phénomène activiste renvoie à une question fondamentale dont découle l’appréhension de l’activisme actionnarial : faut-il considérer que l’actionnaire activiste est un actionnaire minoritaire comme les autres, et s’en remettre au seul droit commun applicable à tout actionnaire pour apprécier, juger et le cas échéant, sanctionner ses comportements, et donc repousser toute réglementation supplémentaire ? Ou l’actionnaire activiste serait-il un actionnaire minoritaire particulier – ce qui suppose de définir au préalable ce qu’est l’actionnaire activiste  – qui, en vertu d’une « exception activiste », se verrait imposer un traitement différentiel ?

Il ne saurait selon nous exister d’exception activiste. En effet, le phénomène activiste s’institutionnalise, devenant partie intégrante des forces capitalistes. Plus encore, tout actionnaire, tout salarié, tout client est un activiste en puissance(6). Dès lors, l’essor de l’activisme permet d’inscrire deux leçons fondamentales dans le capitalisme contemporain : d’une part, les administrateurs doivent se comporter en activiste afin de préempter les vulnérabilités de l’entreprise, et ainsi prévenir les protestations extérieures –  souvent périlleuses à traiter – notamment en matière de say on climate.

D’autre part, les dirigeants doivent considérer leurs actionnaires comme un actif et non une menace ou une contrainte, la gouvernance comme le moyen de servir l’intérêt social et non comme une finalité.

L’activisme actionnarial réactive la question cardinale du traitement de l’actionnaire minoritaire par l’entreprise. Or, la qualité de la gouvernance de toute entreprise s’apprécie à la lumière dont l’actionnaire, notamment minoritaire, est pris en compte.

Le temps est venu pour les entreprises, cotées mais également non cotées, de faire de leurs actionnaires un avantage concurrentiel en les considérant comme un actif.

_____________________________________________________________________________

1. Lazard Capital Markets Advisory Group, Review of Shareholder Activism – Q3 2021. Estimation réalisée en fin de Q3.

2. Arrêt « Vilgrain » (Cass. Com. 27  février 1996, n° 94-11.241, Bull. 1996, IV, n° 65).

3. À l’instar du fonds Bluebell Capital Partners invitant les administrateurs de Danone à se déterminer sur la stratégie portée par le président-directeur général démissionnaire.

4. Nombreuses sont ainsi les incursions qui illustrent cette évolution majeure, au sein d’émetteurs tels que Danone, Lagardère, Scor, Unibail-Rodamco-Westfield, Vivendi, Exxon, Toshiba pour ne citer que les plus récentes.

5. La population des investisseurs actifs s’est significativement rajeunie depuis le premier trimestre 2020, quelle que soit la catégorie d’établissement considérée. Voir : AMF, « Les investisseurs particuliers et leur activité depuis la crise Covid  : plus jeunes, plus nombreux et attirés par de nouveaux acteurs », novembre 2021.

6. Les fonds indiciels, les fonds institutionnels n’hésitent plus à épouser la thèse activiste lorsqu’ils considèrent que celle-ci sert leurs intérêts.