La fraternité est-elle la bienvenue dans l’entreprise ?

Mar 4, 2024

Par Michel de Rosen, Président de Forvia et DBV Technologies, auteur de « Fraternité ! » (2023, OdileJacob)

Parce que je viens d’écrire un essai sur le sujet de la fraternité, et parce que je suis chef d’entreprise, Caroline Ruellan m’a invité à écrire un article sur le sujet paradoxal de la fraternité en entreprise. Les dictionnaires proposent des définitions un peu abstraites de la fraternité, je précise ici celle à laquelle je crois : une relation bienveillante à l’autre.

Pourquoi ce sujet est-il paradoxal ? Parce que la fraternité n’est pas une valeur des entreprises. En effet, entre le monde l’entreprise et celui de la fraternité, les différences sont saillantes. L’entreprise est verticale, avec un patron, une hiérarchie, une accountabilité ; la fraternité est horizontale, tournée vers les autres. L’entreprise est organisée autour de la performance, la part de marché, les ventes, le cash-flow, le profit ; la fraternité est inspirée par la bienveillance, elle ne compte pas. La vie de l’entreprise est un combat permanent. Il faut se battre face aux concurrents. Le manager est un combattant qui travaille dans la tension ; la fraternité est douce, elle tolère, rapproche, rassemble. L’entreprise sélectionne les hommes et les femmes, les compare, les hiérarchise, les promeut, les renvoie ; la fraternité les respecte tous. L’entreprise est intéressée, elle est organisée pour produire de la valeur ; la fraternité s’honore d’être désintéressée. Le vocabulaire managérial, même dans les raisons d’être, qui sont le visage le plus aimable des entreprises, ce vocabulaire n’inclut jamais de référence à la fraternité. En résumé, l’entreprise est plongée dans la guerre économique, la fraternité incarne une forme de paix. Notons enfin que, dans une certaine mesure, la distance entre l’entreprise et la fraternité a été théorisée par certains économistes, notamment ceux de l’école de Chicago, qui ont insisté sur la séparation des rôles. En simplifiant, selon eux, à l’entreprise de produire des profits, aux responsables publics de bâtir et implémenter des politiques sociales adaptées et, pourquoi pas, construire de la fraternité.

Pourtant l’entreprise est productrice de fraternité. Une vision marxiste de l’entreprise tend à la présenter comme une sorte d’enfer, un lieu d’exploitation des hommes et des femmes, salariés et clients. Cette vision ignore la réalité. L’entreprise n’est pas, ne peut pas être que verticale. La collaboration entre les salariés, au sein d’un même département, ou d’un département à l’autre, est à la fois indispensable et permanente, pour faire circuler les informations, développer les idées, préparer les décisions et implémenter celles-ci. Même dans une usine, sur une chaine de production, les ajustements et les itérations horizontales sont multiples. Il faut s‘écouter, se comprendre, adapter, construire, produire et innover ensemble. La qualité de ces échanges est étroitement dépendante de leur humanité, de leur fraternité. Quand un problème survient, et il y en a tout le temps, une solution adaptée a plus de chance d’être trouvée si les personnes concernées s’écoutent vraiment, s’entraident, coopèrent. Se développe ainsi une fraternité d’armes, d’autant plus forte que les défis à relever sont redoutables. Les mêmes images peuvent être utilisées dans le fonctionnement d’un hôpital, d’une salle d‘opération, d’un journal, d’une équipe de sport, d’un
laboratoire de recherche, d’une agence bancaire. Bref, une entreprise, petite, moyenne, ou grande, ne peut fonctionner que si, en plus de la discipline, elle sait générer des solidarités horizontales. Ces solidarités ne peuvent se limiter à des règles ou des procédures. Elles exigent aussi, entre les salariés, des relations collaboratives, des relations fraternelles. Cette fraternité interne aux entreprises apparait aussi, sous un autre visage, dans les conflits sociaux. Dans ces luttes, les salariés grévistes se sentent frères. Parfois éphémères, parfois durables, ces
solidarités de combat constituent, pour ceux qui les vivent, des réalités importantes, des fraternités marquantes. Il y a autre chose. La crise de la covid, par sa soudaineté, fut révélatrice. D’abord satisfaits de rester à la maison, des millions de salariés ont découvert qu’ils avaient besoin de leur lieu de travail, et d’abord parce qu’ils y retrouvaient des collègues avec lesquels ils avaient bâti des liens précieux. Soudain interrompus, ces liens révélaient leur valeur. Clairement, la machine à café ne distribuait pas que du café et la cafétéria que des repas. C’est une fraternité réelle et tangible que les salariés ont découvert quand elle leur a été enlevée. Cette fraternité d’entreprise ne se limite pas aux salariés. On la voit aussi dans la relation avec les clients. Toute entreprise vit par ses clients. Elle se doit de les satisfaire et de connaître leurs besoins. Sans entrer ici dans le débat sur la réalité et la légitimité de ces besoins – c’est le débat sur la société de consommation – force est de constater que d’innombrables entreprises, de la plus petite (la boulangerie du coin) à la moyenne (le Monoprix local), à la grande (LVMH ou BNP Paribas), d’innombrables entreprises parviennent à tisser avec leurs clients des relations de proximité, de disponibilité, et d’écoute, qui sont une forme de fraternité.

La fraternité est un facteur de compétitivité des entreprises. Je ne sais si cette affirmation paraîtra aux lecteurs du Cercle des Administrateurs comme une évidence ou comme une naïveté. La fraternité peut être, pour une entreprise, un facteur de compétitivité de trois façons. D’abord, pour attirer et retenir des salariés. De plus en plus, les salariés intègrent des critères non monétaires dans le choix de l’entreprise qu’ils décident de rejoindre. Ils tiennent compte des qualités humaines de l’entreprise, de son supplément d’âme : dans la façon dont les salariés sont traités et respectés ; dans la manière dont les responsabilités sont déléguées ; dans la façon dont les salariés travaillent ensemble ; et, bien plus encore, dans la manière dont l’entreprise sert le bien commun et, en particulier, le sort de la planète. Deuxième facteur de compétitivité : savoir donner son plein potentiel aux salaries. Les entreprises qui savent déléguer, responsabiliser, animer, stimuler la créativité et l’engagement de tous les salariés réussissent mieux que les entreprises caporalistes. Cette valorisation du capital humain inclut tout particulièrement la qualité et l’intelligence des relations entre salariés. Plus celles-ci sont collaboratives, bienveillantes, confiantes, fraternelles, mieux l’entreprise valorisera son capital humain, plus elle sera vibrante et compétitive. Troisième facteur de compétitivité : la capacité à écouter, écouter vraiment, comprendre et servir les clients. Des entreprises iconiques comme Apple, Microsoft, Lidl, Benetton, LVMH ou Hermès ont su capter l’air du temps et apporter à leurs clients des produits et des services que ces clients voulaient. Ils l’ont fait mieux que leurs concurrents, réussissant à créer avec ces consommateurs un sentiment de proximité et de satisfaction qui est à la fois une certaine fraternité et un élément de compétitivité.

L’entreprise est aussi productrice d’avenir. Celui qui n’a pas vécu dans une entreprise du secteur concurrentiel ne sait pas combien les entreprises sont tournées vers l’avenir. Une entreprise vit à la fois du présent et de l’avenir. Ce qu’elle réussit dans le présent n’est pas négligeable mais compte moins que ce qu’elle peut s’engager à réaliser demain. Si elle n’a pas d’avenir, ses salariés partiront ailleurs. Comme les clients et comme les actionnaires. L’entreprise doit donc, en permanence, penser et construire l’avenir. Elle doit disposer d’une vision de l’avenir, d’une mission, d’une raison d’être, d’une stratégie, d’un plan d’actions, d’un budget, tous éléments tournés vers l’avenir. Quand il dirigeait Elf, Albin Chalandon m’avait dit : « diriger une entreprise, c’est se battre contre la mort ». Oui, quand vous dirigez une entreprise, et que vous réfléchissez, vous voyez, plus ou moins nettement, les périls qui menacent votre entreprise. Disruptions technologiques, concurrents redoutables, consommateurs volatiles, régulateurs implacables, salariés exigeants, marchés financiers impitoyables, etc…Vous pouvez aisément vous décourager. Le devoir du dirigeant est donc de ne pas penser tout seul, mais de diriger une réflexion sur l’avenir et d’en conduire, au milieu d’une foultitude de difficultés et de risques, la mise en œuvre. Bien sûr, il y a un équilibre à trouver. Une entreprise qui néglige le présent et ne pense qu’à l’avenir coule. Mais, une entreprise qui ignore l’avenir et ne s’occupe que du présent, cette entreprise est assurée de périr.


L’avenir de la fraternité en entreprise est incertain. Des forces antagonistes forgeront l’avenir de la fraternité en entreprise. Un observateur attentif identifie d’abord des tendances défavorables à la fraternité. Sans prétendre à l’exhaustivité, j’en citerai ici quatre :

  • la remise en cause du travail. La valeur du travail est contestée de toutes parts. Par ceux qui le voient comme une contrainte insupportable qu’il faut réduire le plus possible, dans le cadre d’un nouveau « droit à la paresse ». Par les écologistes, qui prônent la décroissance de la consommation, de la production et du temps travaillé. Par les contempteurs du capitalisme, et par les jeunes générations, qui veulent un nouvel équilibre de la vie personnelle et familiale, d’une part, de la vie professionnelle, de l’autre. Se diffuse ainsi une vision selon laquelle le travail ne serait pas indispensable. Plus cette vision s’étend, moins les salariés passent du temps ensemble, et moins les liens fraternels, entre les uns et les autres, auront d’occasions de naître
    et de se développer.
  • Deuxième tendance défavorable : le télétravail. Plus le télétravail se développera, moins les salariés seront ensemble.
  • Troisième tendance défavorable : la mécanisation, l’automatisation des relations avec les clients. Développer une relation fraternelle avec une machine ou un robot n’est pas aisé !
  • Quatrième tendance défavorable : l’affaiblissement de la fraternité dans la vie de tous les jours. L’exode rural, l’urbanisation, le développement du matérialisme, du narcissisme, de l’égoïsme et la puissante expansion des réseaux sociaux fabriquent un monde qui n’est pas favorable à la fraternité. C’est plutôt le monde du moi/moi/moi. Si le monde extérieur, celui dans lequel baignent les entreprises et les salariés, n’est pas fraternel, il est permis de craindre que cette non-fraternité impacte négativement la capacite de la fraternité à s’épanouir dans les entreprises.

En face de ces quatre facteurs défavorables, apparaissent des tendances favorables :

  • Les jeunes générations, plus encore que les autres, sont sensibles au contenu humain de la vie dans leur entreprise. Elles veulent de l’humain et donc de la fraternité.
  • L’émotion, qui était jusqu’ici persona non grata dans l’entreprise, y trouve de plus en plus sa place. Notamment, il est attendu des dirigeants d’aujourd’hui et de demain qu’ils sachent comprendre, respecter et adresser les émotions des autres et partager les leurs.
  • Les grandes entreprises sont de plus en plus enclines à responsabiliser les équipes et ainsi à favoriser la constitution de groupes humains dotés de missions et d’objectifs propres et au sein desquels des relations fraternelles ont un véritable potentiel de croissance.
  • La multiplication des petites entreprises entrepreneuriales contribue à l’émergence de communautés à taille humaine, vibrantes et fraternelles. Je n’ai évoqué ici que des tendances connues de tous. Il faudrait parler aussi de nouveaux phénomènes, encore insuffisamment compris. Par exemple, quel sera l’impact sur la fraternité du développement de l’intelligence artificielle et celui de l’intelligence artificielle générative ? Voilà, en ce début de 2024, une incertitude fondamentale.

Je terminerai par quelques idées simples :

  • Entre l’entreprise et la fraternité, un dialogue fécond et important existe, mérite notre attention et doit continuer.
  • Allons-nous vers un monde moins fraternel ? Il y a des raisons robustes de le craindre.
  • Mais comme dit le poète : « l’océan des choses nous assiège. La mort est au hublot. Mais notre route n’est point là. »
  • L’avenir de la fraternité ne dépend pas de l’Etat. Il dépend de chacun de nous et, en particulier, de l’exemple que les parents donnent aux enfants et l’action des enseignants.
  • La liberté et l’égalité sont des droits. La fraternité est un devoir. Assumons ce devoir et construisons un monde meilleur.