La faillite de l’Occident… et des autres

Juin 2, 2024

Entretien avec Amin Maalouf, écrivain libano-français, secrétaire perpétuel de l’Académie française par Grégory Rayko, chef de la rubrique International au site The Conversation France et Natalia Routkevitch, journaliste indépendante, spécialiste de la Russie

Grégory Rayko et Natalia Routkevitch — Dans votre dernier ouvrage, Le Labyrinthe des égarés, vous faites le constat que l’Occident connaît actuellement une « faillite » et une « crise morale profonde ». En quoi se manifestent-elles ?

Amin Maalouf — L’idée centrale de mon livre, c’est que ni l’Occident ni ses adversaires ne proposent aujourd’hui à l’humanité une voie crédible pour résoudre les grands problèmes de notre temps. Ce qui explique que nous soyons à ce point « égarés ». S’agissant de l’Occident, l’un des exemples les plus parlants de cette crise morale est le spectacle que nous offrent les États-Unis d’Amérique en cette année d’élection présidentielle. Faut-il rappeler qu’il s’agit là du chef de file des nations démocratiques, d’un pays qui, depuis deux siècles et demi, n’a jamais connu un seul coup de force, qui n’a jamais eu à reporter une élection présidentielle ? Or, que voyons-nous aujourd’hui ? Un système politique grippé ; les deux grands partis, le républicain et le démocrate, incapables d’effectuer des primaires dignes de ce nom et qui s’affrontent avec deux candidats peu convaincants. N’est-ce pas là le symptôme d’une crise profonde ?

G. R. et N. R. — De nombreux observateurs déplorent aujourd’hui la disparition en Occident de grandes personnalités politiques capables de relever les défis de l’époque. Faites-vous le même constat ? Si oui, comment l’expliquez-vous ?

A. M. — À mes yeux, cette assertion n’est pas fausse. Il est même indéniable qu’elle recèle une part de vérité. Mais il me semble que le fait d’insister sur cet aspect des choses n’aide pas à mieux comprendre les réalités de notre époque. Il va de soi que des événements exceptionnels favorisent l’émergence d’un Clemenceau, d’un Churchill, d’un de Gaulle ou d’un Adenauer. En temps de paix, néanmoins, la plupart des pays sont gouvernés par des gens « normaux », qui doivent s’employer à résoudre les crises qui se présentent. C’est notamment le cas des États-Unis, dont le Président est, de facto, le leader du camp occidental. Les hommes qui ont occupé cette haute fonction au cours des dernières décennies se sont rarement montrés visionnaires. Mais il faut se garder de les blâmer trop sévèrement. Leur pays s’est retrouvé, à la fin de la guerre froide, dans une position sans précédent dans l’Histoire, celle de l’unique superpuissance, avec pour tâche de construire un nouveau système de relations entre les nations du globe. Les États-Unis se sont montrés incapables de remplir cette mission, mais il me semble qu’aucune autre puissance n’aurait fait mieux. 

G. R. et N. R. — Le modèle occidental est en crise, mais il n’y en a pas d’autres en face », dites-vous. Le « Sud global », dont on entend parler chez les adversaires de l’Occident, est-il une entité imaginaire, inexistante dans les faits ?

A. M. — L’erreur que l’on commet fréquemment, en parlant du Sud global, c’est de le considérer comme un bloc, ou une coalition, alors que l’appellation couvre cent cinquante pays très différents les uns des autres, et parfois même ennemis les uns des autres. Chacun de ces pays a ses propres aspirations, et ceux qui en ont les moyens possèdent une évaluation stratégique précise de leurs rapports avec les puissances du Nord. Prenons l’Inde, par exemple. Elle s’oppose souvent aux Occidentaux et cherche à se dégager de leur influence, qui a souvent été pesante au cours de l’Histoire. Mais elle n’a pas non plus envie de vivre dans un monde où la Chine serait devenue hégémonique. Ce qui lui conviendrait le mieux, ce serait un monde multipolaire où aucune puissance n’exercerait une hégémonie écrasante et où l’Inde elle-même disposerait d’une place prépondérante dans sa propre région. Dans ce but, elle manœuvre habilement entre les Américains, les Chinois et les Russes, au gré de ses intérêts. Tous les pays du Sud global ont des aspirations similaires, chacun à son échelle.

G. R. et N. R. — Ne pensez-vous pas que le XXIe siècle sera chinois ? Qu’est-ce qui peut freiner l’ascension apparemment inexorable de l’Empire du Milieu ?

A. M. — La Chine est, certes, un très grand pays qui a connu un développement économique impressionnant, et qui aspire à jouer les premiers rôles sur la scène internationale. Il est raisonnable de prévoir que son influence va grandir, mais seulement dans une certaine mesure. Militairement, la Chine est une puissance régionale qui inquiète certains de ses voisins, mais dont la présence en dehors de sa zone demeure très limitée. On pourrait en dire autant sur le plan politique : c’est une grande puissance en Asie orientale, mais dans le reste du monde, en Europe, en Afrique, au Moyen-Orient ou dans les Amériques, c’est tout juste une puissance moyenne. Aucune comparaison avec les États-Unis, qui jouent un rôle de premier plan dans toutes ces régions, et aussi en Asie-Pacifique. Pour en revenir à votre question, il me semble que le XXIe siècle portera forcément des influences multiples, dont celle de la Chine. Mais je ne vois pas celle-ci devenir dominante.

G. R. et N. R. — Pensez-vous que l’on doit lire le conflit entre la Russie et l’Ukraine, soutenue par l’Occident, comme un conflit opposant une autocratie au camp démocratique ? Vous sentez-vous plus en phase avec ceux qui cherchent une paix aussi rapide que possible au prix d’un compromis, ou avec ceux qui veulent continuer le combat jusqu’à la victoire totale de l’Ukraine ?

A. M. — La différence entre les systèmes politiques est certainement l’un des aspects du conflit ukrainien, mais ce n’est pas le seul. La Russie ne se bat pas pour propager l’autocratie dans le monde, comme elle s’était battue à l’époque soviétique pour propager le communisme. Si elle s’efforce de retrouver le rang qu’elle occupait durant la guerre froide, elle ne propose plus à l’humanité un autre modèle économique ou politique. Le jeu des puissances d’aujourd’hui s’apparente beaucoup plus à ce qu’il était avant la Première Guerre mondiale. Chacune cherche à étendre sa zone d’influence aux dépens des autres, mais elles ne sont plus animées par des considérations idéologiques ; ces dernières sont surtout gérées par les communicants. S’agissant de votre question concernant la manière dont la guerre en cours devrait se terminer, il est clair que l’Occident ne pourrait pas s’accommoder d’une défaite de l’Ukraine. Toute solution négociée devrait prendre en compte cette exigence, pour éviter que le conflit actuel soit le premier d’une longue série. Reste à savoir, bien sûr, comment traduire cela sur le terrain. Y a-t-il des concessions territoriales acceptables ou bien sont-elles toutes inacceptables ? Ce sont des questions épineuses qui dépendent du rapport des forces militaires et du degré de détermination des nations belligérantes.

G. R. et N. R. — Quelle analyse faites-vous du massacre perpétré par le Hamas le 7 octobre et de la riposte israélienne ? Discernez-vous une issue au long affrontement israélo-palestinien ?

A. M. — Je ne pense pas que cet affrontement aura, dans un avenir prévisible, une solution pacifique. Tout porte à croire, au contraire, que le cycle de violence extrême inauguré par le Hamas le 7 octobre, et qui a déjà conduit à la guerre meurtrière de Gaza, va se prolonger et s’étendre dans les mois et les années à venir. Ce conflit dure depuis trois-quarts de siècle, et il y a eu des moments où les conditions semblaient réunies pour parvenir à une solution équitable. Mais les occasions sont passées, l’une après l’autre, sans qu’aucune ne soit saisie. Et aujourd’hui il est clair que les conditions ne sont plus remplies. Il faut toujours espérer un miracle mais, pour ma part, je n’en vois aucun à l’horizon.

G.R. et N. R. — Redoutez-vous que le Liban soit entraîné dans une guerre ouverte contre Israël ?

A. M. — C’est une crainte réelle. Jusqu’à ce jour, la violence demeure relativement contenue. Il y a des incidents chaque jour, mais il semble clair que les deux parties en présence n’ont pas encore choisi l’escalade à outrance. Pour Israël, cela n’aurait, en effet, aucun sens de s’engager dans une vaste opération militaire sur sa frontière septentrionale tant que le conflit à Gaza bat son plein. Pour le Hezbollah, les motifs de sa circonspection sont multiples, et plus difficiles à cerner. L’une des explications, c’est que la population libanaise, toutes communautés confondues, redoute un affrontement dévastateur, et qu’elle en voudrait amèrement à ceux qui le provoqueraient. Il faut garder à l’esprit que le pays connaît une crise institutionnelle grave, doublée d’un effondrement du pouvoir d’achat, qui a paupérisé de vastes secteurs de la population ; de ce fait, les conséquences d’une nouvelle guerre seraient dévastatrices. Néanmoins, il est difficile d’imaginer que ce conflit « à faible intensité » ne dérapera pas un jour ou l’autre.

G. R. et N. R. — Vous avez dit que les États-Unis ont le modèle le plus brillant et le plus réussi de tous les temps. Pensez-vous que leur modèle social devrait, encore aujourd’hui, servir d’exemple aux autres pays du monde ?

A. M. — L’un des paradoxes de notre époque, c’est justement que les États-Unis, qui sont la première puissance de la planète, et dont le modèle est le plus attrayant, traversent une crise politique et sociale grave. Demandez aux ressortissants des pays du Sud dans quel pays ils aimeraient s’établir s’ils avaient le choix : les États-Unis seraient leur première destination. Demandez aux éléments les plus brillants des universités, des laboratoires et des entreprises européennes où ils aimeraient faire carrière ; là encore, beaucoup d’entre eux vous parleront des États-Unis. Ce qui n’empêche pas ce pays de connaître une crise politique majeure, des tensions raciales, des calamités sociales comme la consommation massive d’opiacés ou la prolifération des armes à feu… Pour répondre à votre question, oui, le modèle est en crise, mais il demeure le plus brillant et le plus attrayant de tous. C’est là une illustration éloquente du paradoxe sur lequel je me penche dans mon dernier livre : l’Occident se porte mal, mais ses adversaires ne se portent pas mieux.

G. R. et N. R. — Croyez-vous qu’une éventuelle réélection de Donald Trump changerait de manière significative la politique étrangère des États-Unis ?

A. M. — Oui, probablement. Je ne l’imagine pas revenant à la Maison-Blanche et poursuivant la politique de son prédécesseur. S’il était élu, il est probable qu’il ne tarderait pas à se réunir en tête à tête avec Vladimir Poutine. Il est même possible qu’il veuille parvenir à un compromis territorial avec lui. C’est surtout sur la question ukrainienne que le changement de politique de Washington pourrait se faire sentir. Et aussi dans les rapports avec l’Europe, qui risquent d’être plus conflictuels en cas de victoire de Trump. Mais nous n’en sommes pas là. D’ici à novembre, bien des choses pourraient changer dans le paysage politique américain, même s’il paraît aujourd’hui figé.

G. R. et N. R. — « Nous marchons comme des somnambules vers un affrontement planétaire », avez-vous dit récemment. Que faudrait-il faire pour arrêter cette course à l’abîme ?

A. M. — Ce qui nous manque le plus, aujourd’hui, c’est un mécanisme international capable d’éviter les conflits qui s’annoncent et de mettre fin à ceux qui éclatent. C’est à cela que devaient servir les institutions internationales mises en place après la Seconde Guerre mondiale. Non seulement le Conseil de sécurité des Nations unies, mais également une organisation comme l’Unesco, qui avait originellement pour mission d’extirper de l’esprit des hommes les haines qui mènent aux guerres. Rien de cela ne fonctionne de nos jours. Le plus raisonnable, me semble-t-il, serait d’essayer de remettre en marche le système actuel, en l’améliorant, plutôt que de chercher à bâtir un nouveau système à partir de zéro. Reste à savoir si l’on parviendra à prévenir les périls qui s’annoncent ou si l’on attendra qu’une catastrophe majeure se produise avant de se ressaisir. C’est là une interrogation qui m’angoisse quand je contemple le monde qui m’entoure.  

G. R. et N. R. — On voit que de nombreux pays du monde refusent de suivre les prescriptions de la justice internationale qui qualifie certains hommes politiques de criminels de guerre et certains actes de crimes contre l’humanité. Pourquoi ces réticences ? Peut-on imaginer une justice internationale qui ferait davantage l’unanimité et qui fonctionnerait mieux qu’aujourd’hui ? À quoi ressemblerait un ordre mondial plus juste ?

A. M. — Il me semble que la « remise en état de marche » du système onusien aurait pour conséquence de rétablir une forme de légalité internationale, avec les juridictions qui l’accompagnent. La chose est souhaitable, mais il serait illusoire de s’y attendre tant que les relations entre les nations demeurent caractérisées par l’égoïsme sacré et la suspicion généralisée. En théorie, on peut parfaitement imaginer un système qui fonctionne efficacement, non seulement pour mettre fin aux conflits ou pour punir les fauteurs de guerre, mais aussi pour agir en amont là où des situations tendues pourraient dégénérer. Il faut espérer qu’un jour la sagesse prévaudra entre tous ceux qui participent à l’aventure humaine, ne serait-ce que pour faire face aux nombreux périls extrêmement graves qui pointent à l’horizon, et dont tout le monde pourrait pâtir. Mais ce jour est encore loin, hélas…

G. R. et N. R. — L’Europe pourrait-elle jouer un rôle significatif dans l’établissement de cet ordre-là ? Qui sont, en Europe et dans d’autres régions du monde, les hommes politiques et les penseurs qui, selon vous, œuvrent dans ce sens ?

A. M. — Je pense effectivement que l’Europe pourrait et devrait jouer ce rôle historique dont l’humanité entière a besoin. Pourquoi l’Europe ? Pour plusieurs raisons. Les nations européennes ont exercé, pendant des siècles, un rôle prééminent dans les affaires mondiales, ce qui leur a valu une grande expérience et leur a permis de mesurer les limites de la quête de l’hégémonie. Elles ont également connu des guerres intestines très meurtrières, au sortir desquelles elles ont décidé de se réconcilier et de bâtir un avenir commun. Cette disposition d’esprit gagnerait à être étendue à d’autres régions du monde. De plus, l’Europe est l’une des parties les plus industrialisées de la planète, et même si elle est dépassée dans tel ou tel domaine par les États-Unis ou certaines nations d’Asie, elle est toujours dans le peloton de tête. Plus important encore, l’Europe possède un modèle politique, social et culturel avancé, et attrayant. Pour toutes ces raisons, le Vieux Continent est particulièrement bien placé pour « parrainer » un nouvel ordre international, et pour persuader toutes les puissances de l’adopter. À condition, bien sûr, que les Européens le veuillent réellement et qu’ils se donnent les moyens de jouer un tel rôle.

G. R. et N. R. — En tant que secrétaire perpétuel de l’Académie française, vous êtes le défenseur de la langue française, qui est un élément essentiel du rayonnement de la France. Pensez-vous que la France peut encore retrouver l’influence qui était la sienne dans les siècles passés et, dans l’affirmative, à quelles conditions ?

A. M. — La France joue un rôle de premier plan en Europe, et elle peut s’appuyer sur ce rôle pour exercer une grande influence dans l’ensemble de la planète. Le monde où nous vivons a besoin d’être repensé, il a besoin d’idées neuves, ingénieuses, audacieuses, pour faire face aux périls qui s’annoncent. Il a aussi besoin de se nourrir d’art, de culture et de littérature. Les pays qui se montrent créatifs, responsables et visionnaires ont un grand rôle à jouer, même quand ils ne sont pas des « géants » en termes de démographie, de richesse ou de puissance militaire. La France a su produire, tout au long de l’Histoire, des idées, des œuvres, des techniques, des modèles, des valeurs, dont s’est inspirée l’humanité entière, et elle pourrait parfaitement jouer, à l’avenir, un rôle similaire. À condition, là encore, qu’elle le veuille réellement, qu’elle s’en donne les moyens et qu’elle ne se résigne pas au déclin.

G. R. et N. R. — Vous commencez votre dernier livre par ce propos : « Le passé ne meurt jamais. Il ne faut même pas le croire passé. Voulez-vous dire que les peuples sont nécessairement voués à conserver leurs héritages, en bien ou en mal ? Le déplorez-vous ?

A. M. — Le monde qui nous entoure n’a pas émergé du néant. Chaque élément de la réalité actuelle est l’aboutissement d’une longue évolution. Pour bien comprendre ces éléments, pour « décoder » le monde complexe où nous vivons, il faut savoir comment nous en sommes arrivés là. Ce qui ne veut pas dire que nous sommes forcément prisonniers de notre passé. Ignorer le passé n’aide pas du tout à s’en libérer, bien au contraire. Je suis passionné d’histoire, et je m’efforce de transmettre ma passion aux autres. J’ai eu l’occasion de me plonger, au fil des ans, dans l’histoire de ma famille, dans celle de l’Académie française, dans celle de l’Europe, de l’Afrique, du monde arabe, et dans ce dernier livre je me suis plongé dans l’histoire du Japon, de la Russie et de la Chine. Quand on se plonge dans le passé, on ne s’éloigne pas du présent, bien au contraire, on approfondit le présent, et on acquiert une meilleure vision de ce que pourrait être l’avenir.